ÉPILOGUE
Aleytys se réveilla lentement, une douleur sourde derrière les yeux. Elle était allongée sur le sol… Elle s’inquiéta un instant de cette bizarrerie ; mais, comme réfléchir lui faisait mal, elle abandonna. Elle s’assit précautionneusement puis s’appuya contre la cloison en frottant ses yeux très fort avec la paume de la main. La douleur battit en retraite.
Elle regarda autour d’elle d’un air morne. Les murs étaient roses. Le plafond, le plancher… roses. Capitonnés, donnant l’impression d’une chair souple sous une peau ferme. Il manquait à la pièce un quatrième côté. Elle se trouvait dans une boîte capitonnée renversée sur le côté, et dont le couvercle avait été enlevé. Pourquoi cela était-il si… familier… pourquoi ?…
– Madar !
Elle glissa les mains sur sa peau fine et sensible. Je rêve, songea-t-elle. C’est encore ce fichu rêve. Depuis que j’ai atteint la puberté. Je me réveille nue… Elle se considéra à nouveau. Nue. Dans une chambre rose. Oh, Seigneur, il faut que je me réveille !
Tremblante et hésitante, elle rampa jusqu’au mur et parvint à se remettre sur ses pieds. Réveille-toi, réveille-toi, réveilletoiréveilletoi…
Elle martela le mur. Il céda comme une éponge, mais avec un bruit sourd. Un bruit sourd ?
– Ahai ! Ce n’est pas un rêve ! (Ses yeux s’ouvrirent brutalement.) Maissa ! s’écria-t-elle.
Ses genoux cédèrent et elle alla rebondir sur le plancher. Un rire jaillit en éclats brutaux.
– Tu ne peux me mentir, Maissa ! Ay-mi, quelle idiote je fais ! Je n’ai plus confiance en toi, maintenant, Maissa. Je ne te donnerai plus l’occasion de me faire du mal. Quelle rigolade… Je l’aurai bien mérité !
Prudemment, la main appuyée au mur pour garder l’équilibre, elle se dirigea vers le couloir afin de donner un sens à tout cela.
Elle se heurta à quelque chose de dur et de transparent. Elle s’écroula de nouveau. Quand le vertige eut cessé, elle explora avec méfiance la surface dure et transparente qui lui barrait la route.
Le temps passa. Peut-être dormit-elle. Elle ne savait trop.
– Lee !
Elle leva la tête. Stavver se tenait à l’extérieur. Sa voix lui parvenait comme si rien ne les eût séparés, ajoutant à son trouble.
– Miks ! (Elle se redressa d’un bond.) Où suis-je ? Que s’est-il passé ? (Elle plaqua les mains contre la cloison transparente.) Qu’est-ce qui me retient ici ? Qu’est-ce que je fais ici ? Que…
– Chut, Lee. Calme-toi et écoute.
– Me calmer ? (Elle écarta éperdument les cheveux roux qui envahissaient son visage.) Fais-moi sortir d’ici !
Il passa une main nerveuse sur son visage. Il était redevenu lui-même, grand et mince, une touffe de cheveux blancs tombant sur ses pâles yeux bleu-gris. Elle apercevait les veines azurées qui palpitaient à ses tempes et sillonnaient ses mains fines.
– Aleytys, ferme-la et écoute-moi.
Elle prit longuement son souffle et le laissa lentement s’échapper.
– Si tu me donnais quelques réponses ?
La douleur était revenue la tarauder derrière les yeux.
Stavver regarda nerveusement par-dessus son épaule.
– Leyta, j’ai acheté quelques minutes pour être avec toi. Le vieux I!kuk prend les oboloi là où ils se trouvent. Écoute. Tu es dans l’enclos à esclaves d’I!kwasset.
– L’enclos à esclaves !
– Ne m’interromps pas. Maissa m’a eu. Alors que j’étais descendu chercher… peu importe… elle t’a droguée, t’a apportée ici et t’a vendue en prétendant que tu lui devais le prix d’une traversée. Quand je suis revenu, le vaisseau était parti.
Aleytys déglutit, une peur nouvelle née en elle. Elle ouvrit la bouche, mais les mots se bloquèrent en boule dans sa gorge. Elle s’humecta les lèvres.
– Sharl ?
Il se frotta le front.
– Elle l’a emporté, marmonna-t-il. Je suis désolé, Lee.
– Miks…
– Il ira bien, Leyta. C’est ton fils.
Elle croisa les bras sur sa poitrine.
– Fais-moi sortir d’ici.
– Aucun moyen, Leyta.
– Tu es le meilleur voleur qui soit.
– Aucun moyen de sortir quelqu’un de ces enclos.
Il lui sourit avec lassitude. Elle vit perler de la sueur sur son front, ce qui était chez lui quelque chose de rare.
– Ne crois-tu pas que je t’aurais déjà tirée de là si c’était possible ?
– L’aurais-tu vraiment fait ?
Il plaqua ses mains contre la paroi transparente.
– Écoute, Aleytys. J’y suis forcé. Tu me tiens. Mais, si je ne peux te sortir d’ici, une fois que tu auras été vendue ce sera différent.
– Tu es bien entré. Tu ne peux pas soudoyer quelqu’un, par exemple ?
– Avec quoi ? (Il haussa les épaules.) Les gardes n’acceptent pas de pots-de-vin. Ils se feraient écorcher vifs. Et ce n’est pas une façon de parler, Leyta.
Elle frémit.
– Que va-t-il m’arriver ?
– Tu vas être mise à l’encan et vendue.
– Tu ne pourrais pas…
– Aucun moyen. (Il regarda encore par-dessus son épaule.) L’heure est bientôt venue. Je ne peux pas te faire évader, Leyta. Et je ne peux pas te racheter. Pas au prix qu’ils vont proposer. Non. Après que tu auras été vendue, ce sera différent. Aucun propriétaire ne peut exercer une surveillance aussi stricte qu’ici. Je viendrai te chercher.
– Non.
– Quoi ?
– Pas tout de suite, Miks.
– Qu’y a-t-il encore ?
Elle perçut dans sa voix quelque chose de glacé, comme s’il eût senti qu’elle allait lui demander quelque chose qu’il ne voulait pas faire.
– D’accord, je sais que ce n’est pas juste. Mais je n’ai pas le choix. J’espère que tu as raison en ce qui concerne ce qui te pousse à rester avec moi. Je vais t’utiliser si je le puis, Miks. (Elle se tordit les mains.) Oh, Madar, il le faut ! Miks, pars à la poursuite de Maissa. Si tu m’aimes, Miks, au nom de tout ce que nous avons partagé, enlève-lui Sharl.
Il recula de deux pas. Il souffrait visiblement de la contrainte qu’elle lui imposait.
– Arrête !
La bouche pincée, elle attendit.
Il ferma les yeux. Elle vit les muscles se détendre sur le visage et le cou.
– Très bien, Aleytys, tu as gagné. Je partirai à sa poursuite et récupérerai ton fils.
Elle s’écroula contre la cloison transparente.
– Je suis navrée, Miks. (Elle poussa un soupir.) Je suppose qu’après cela tu ne voudras plus de moi.
– Aleytys, dit-il lentement, je suis un égoïste.
– Et moi, Miks ? Moi qui t’utilise ainsi. Mais il faut que Sharl soit arraché à cette abomination. Tu me plais, Miks, mais tu es un homme. Sharl… tu connais Maissa. Je voudrais ne pas avoir à faire cela.
Il passa la main sur la cloison à la hauteur de sa joue, comme s’il l’eût caressée.
– Je pourrais te promettre n’importe quoi, tu sais. Rien que pour ôter cette contrainte.
Elle eut un sourire las.
– C’est un risque que je prends.
– J’ai comme l’impression qu’il n’y a guère de risque. Que, si je partais de mon côté, la douleur reviendrait..
– Je ne sais pas.
Il eut un petit rire moqueur.
– Miks Stavver. Chevalier errant. Risible ! Je te le jure, Aleytys. Je retrouverai ton fils. (Il se rembrunit.) Si je reviens te chercher, vivras-tu avec moi ?
– Oui.
– Avant de me lancer dans cette aventure, il faudra trouver un endroit tranquille pour le bébé. Qui est son père, et où est-il ?
– Il s’appelle Vajd. Il est sur Jaydugar dans un vadi… une vallée des montagnes qui s’appelle Kard. Demande le chanteur de rêves aveugle.
Un garde au visage sombre tapa sur l’épaule de Stavver et désigna la porte d’un signe de tête.
– Je connais ce fichu monde, dit-il rapidement. Je te retrouverai, Lee.
– Miks…
Il lui adressa un signe de la main et s’engagea nerveusement dans le couloir, laissant le garde loin derrière lui avant de disparaître.
Aleytys resta un long moment appuyée contre la cloison transparente, à fixer les ténèbres du couloir.
Les jours suivants passèrent comme en un rêve. Quelque chose dans la nourriture… dans l’air… faisait que tout lui était indifférent… lui ôtait toute volonté et faisait s’écouler le temps à toute allure.
Une image… une salle d’émail blanc et d’acier inoxydable… douleur… paroles entremêlées… vite… avant qu’elle sorte de cette brume… pris suffisamment de ? ? ?… un mot qui ne lui disait rien… abrutir un ? ? ?… aucun terme de référence… l’étouffoir psi… disque d’argent… le faire entrer… un contact glacé dans le dos… le noir… sentiment d’oppression… des femmes qui s’occupent de son corps mou et indifférent… de l’huile pour le corps… de l’huile pour les cheveux… les cals doucement gommés… un massage… comme si elle portait une casquette terrifiante… une terreur sous-jacente… étouffée par la drogue.
Elle se réveilla soudain, l’esprit clair et vif. Elle se mit sur ses pieds et arpenta impatiemment sa cellule, une brûlante colère dominant une peur glaciale. Elle avait du mal à réfléchir, les images tendaient à se fragmenter. Des bribes de souvenirs lui revenaient en vrac.
Elle se regarda et se trouva considérablement changée. Jamais elle n’avait été aussi belle. Le corps doux et lisse, les ongles soignés, les cheveux souples et luisants, la rigidité de ses muscles mystérieusement disparue. Elle toucha son visage.
– Une marchandise. Astiquée pour briller au maximum. (Elle éclata d’un rire sinistre.) Quelqu’un va avoir une surprise !
À l’extérieur de sa cellule, une créature bizarre se racla la gorge. Aleytys s’approcha de la cloison transparente.
Il était assis sur un disque volant empli d’un fluide rougeâtre. D’énormes yeux dorés cernés de cils sans cesse agités. Un bec de perroquet. Un corps bulbeux en forme de poire. Quatre tentacules partant du tronc, à un empan en dessous du bec.
– Je suis I!kuk.
Son bec claqua quand il parla ; la voix était aiguë, rêche, dépourvue d’inflexion.
Les yeux dorés scintillèrent quand elle s’imagina pouvoir renverser le disque et s’enfuir, si on la laissait sortir. Il agita un tentacule. Un garde muni d’une petite matraque noire apparut dans son champ de vision.
– Cette matraque est un neurostimulant. Il peut provoquer une douleur si forte que tu auras l’impression de ne pas pouvoir y survivre. Ce genre de châtiment est conçu pour ne laisser aucune trace sur notre marchandise.
– Je vois.
Les cils entrèrent en convulsion, manifestant son approbation devant le bon sens d’Aleytys.
– Lorsque le champ de forces sera éteint, tu sortiras, sans songer à t’échapper. Tu n’en récolterais que souffrance. Nul ne peut s’évader des enclos à esclaves. Autre chose : j’ai implanté dans ton dos un inhibiteur psi. C’est fort dommage, mais tu es beaucoup trop dangereuse. Méfie-toi. Cet appareil n’est pas aussi précis que je le désirerais. Si tu le déclenches, tu risques de perturber tes pensées conscientes et ton esprit, en même temps que tes facultés parapsychologiques.
– Tu es très astucieux !
Elle dut faire appel à tout son orgueil pour ne pas s’écrouler devant lui. Il lui semblait important de ne pas perdre la face.
– Évidemment.
L’étrange créature accepta son ironie comme un compliment et se rengorgea même quelque peu. Avec un petit bourdonnement, le disque s’éloigna et disparut. Elle entendit sa voix dans le lointain.
– Le champ est éteint. Entre dans le couloir.
Elle avança la main. La cloison transparente avait disparu. Lorsqu’ils sortirent du labyrinthe, Aleytys cligna les yeux sous le soleil rouge qui lui rappela Horli. Elle éprouva une soudaine nostalgie.
I!kuk la poussa jusqu’au centre d’une place de marché et la fit grimper sur un bloc apparemment en pierre noire, puis il rétablit le champ de forces, qui l’enferma dans un impénétrable cube transparent.
Elle dominait les têtes d’une incroyable variété de créatures qui passaient avec morgue devant la marchandise à l’encan, lui rappelant sinistrement les maquignons qui venaient au vadi Raqsidan au printemps. Elle se rappela son père. Un frisson de haine glaciale étreignit son estomac en le revoyant… l’Azdar en train de palper les jambes d’un poulain, d’ouvrir la bouche d’une jument pour en examiner les dents. Certes, ils ne pouvaient la toucher… mais leurs regards… ils la jaugeaient… commentaient en des dizaines de langages la qualité de ses attributs… écoutaient le boniment qui se déversait dès qu’on s’arrêtait devant elle… Et le sang lui montait aussitôt au visage… parfois elle avait l’impression de ne plus pouvoir respirer… parfois elle avait envie de se recroqueviller sur elle-même… ou de s’attaquer au champ de forces et de tous les exterminer… La rage en elle était si forte qu’elle menaçait de la faire exploser…
I!kuk arriva et fit demi-tour, montant et descendant sur son disque devant le billot d’Aleytys. Il était accompagné d’un client sans doute privilégié. Haut de plus de deux mètres… un corps long et étroit aux bras très longs… avec deux coudes… de longues et maigres jambes qui devaient aussi avoir deux genoux… un mince visage austère… d’énormes yeux noirs… aux facettes multiples… un peu comme ceux d’un insecte… de courtes antennes se terminant par des boutons rougeâtres… une tunique brillante en tissu velouté écarlate…
Un rideau rouge enveloppa le champ de forces, lui cachant sa vision de la place du marché.
Aleytys se laissa tomber à genoux, son orgueil ne la soutenant plus maintenant que nul ne pouvait plus la voir.
– Vendue ! marmonna-t-elle. (Elle posa la tête sur les genoux.) Comme une vulgaire pièce de viande.
Elle entendit du bruit et se redressa. L’arrière de la boîte s’ouvrit. I!kuk et l’être aux yeux globuleux la regardèrent descendre par une rampe inclinée, hésitante et se sentant bizarre.
– Présente-moi, I!kuk.
La voix de la créature était grave et musicale.
Les cils papillonnèrent autour des yeux d’ambre, soulignant la désapprobation d’I!kuk, mais il fit reculer son disque et dit :
– Aleytys, je te présente le kipu Anesh d’Irsud.